Il est des absurdités que nous ne voyons plus tant elles se sont inscrites dans le quotidien. Parmi elles, l’une des plus spectaculaires réside dans le système même de nos égouts urbains : nous déféquons, chaque jour, dans l’eau – et pas une eau quelconque : l’eau potable ; une ressource précautionneusement traitée, pompée à grands frais dans les nappes profondes, épurée par des procédés physico-chimiques complexes et coûteux, acheminée par les réseaux urbains : arrivée là, nous la souillons volontairement ; l’eau est utilisée comme un simple moyen d’évacuation des déchets au fond d’une canalisation, oubliée en un geste : nous tirons la chasse.
Le geste oublié
Ce geste symbolique, symptomatique d’un mésusage camouflé par la technologie, porte un nom et incarne un concept dans la littérature critique : la flush and forget society. Nous tirons la chasse et nous oublions. Nous oublions d’abord la valeur de l’eau elle-même : ressource rare à l’échelle planétaire, rationnée pour plus de deux milliards d’êtres humains. Nous oublions ensuite l’empreinte énergétique colossale de cette logistique invisible : des stations de captage aux usines de potabilisation, des trésors d’ingénierie œuvrent à la transformation d’une ressource brute en liquide consommable. Nous oublions aussi que cet usage détourné interrompt le cycle naturel des nutriments : ce qui fut pendant des millénaires compost, engrais, humus, est aujourd’hui dilué dans des océans d’eau perdue ; puis, renvoyée dans les tubes de l’infrastructure, l’eau souillée répète un nouveau cycle de purification ; elle sera bue à nouveau, réalisant une boucle infinie.
Les oublis en cascade
Les habitudes alimentaires de Sapiens ont changé au fil des décennies ; la médecine et la pharmacologie aussi. Au fil des cycles, l’eau se charge en molécules médicamenteuses non métabolisées, en composés chimiques de conception moderne. Un cocktail qui n’existait pas à l’heure de la construction des infrastructures d’épuration échappe aux étapes de filtration et de traitement chimique ; les composés que l’on ne recherche pas ne sont jamais détectés ; ceux que l’on ignore ne seront jamais filtrés. Dans la tanière de l’autruche, un prédateur a beau jeu de se cacher. Leurs effets complexes et multisystémiques sur la physiologie humaine restent largement ignorés : qui chercherait la cause au fond des cabinets ?
L’absurdité urbaine
Dans ce cercle aveugle et vicieux, l’urbanité révèle son envers. Derrière l'hygiène apparente, l’inconfort évacué, la promesse de pureté, se tapit une absurdité ; quel animal, à l’état naturel, n’a pas l’instinct essentiel de déféquer à distance de son point d’eau ? Sapiens, à l’état artificiel, ignore ce principe. Un tiers de l’eau domestique, dans les pays industrialisés, est gaspillé dans les toilettes. Le volume quotidien d’eau potable transformé en fluide d’évacuation dépasse largement les besoins physiologiques de la boisson ; une débâcle d’énergie est déployée pour « laver » nos excréments avec de l’eau potable : cela dépasse parfois celle qu’il faudrait pour nourrir des communautés entières. Cette mécanique inconciliable, mystérieuse, illogique, est facile à camoufler : un bouton poussoir la disperse, et une savonnette parfumée suffit à la faire oublier.
Alternatives et ironie finale
Les ingénieurs parlent d’externalités négatives, les philosophes d’aliénation technologique ; serait-ce une mécanique plus pernicieuse ? Une erreur simpliste, mais trop compliquée à corriger ? Une fois le méfait accompli, une fois regroupés par millions dans ses fourmilières de polymères et d’asphalte, Sapiens aurait-il traité le problème avec un pragmatisme trop décontracté ? Aurait-il finalement accepté, résigné, après les exploits technoscientifiques, après les philosophes des Lumières, après le smartphone et les fusées, de bâtir le reste de son empire sur la même centrale qui produit son eau potable et y dissout ses déchets ?
Des alternatives existent : toilettes sèches, séparation à la source, réutilisation des nutriments organiques ; elles demeurent marginales, perçues comme archaïques, inconfortables : jamais sérieusement utilisées, elles n’ont jamais eu l’occasion d’être développées, incrémentées, perfectionnées. Le confort immédiat de la chasse d’eau repousse le problème : faudra-t-il l’intervention d’une espèce multirésistante de bactérie insidieuse, indétectable car on ne la cherche pas, pour nous apprendre à reconnaître l’eau comme une ressource fondamentale, irremplaçable et limitée ?
Ainsi se dévoile l’ironie de notre empire technologique : nous pensons avoir élevé l’Homme au dessus de la foule des autres animaux, mais sous nos pieds ridicules, nous utilisons l’eau potable comme vecteur de nos excréments ; au-dessus de tout, Sapiens s’imagine voyager vers les étoiles, modifier son génome, poursuivre indéfiniment l’élongation de sa longévité après l’âge reproductif : comme les animaux de la ferme d’Orwell, vit-il dans une dystopie ? Un monde où, en construisant tel un forcené le moulin qu’il ne terminera jamais, il est persuadé d’accomplir un but immense qui l’aveugle ? Profane à sa condition absurde, il est indifférent à son propre oubli.
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